Métissage et interculturel : une approche à partir de la transaction

Jean Foucart, Dans Pensée plurielle 2009/2 (n° 21), pages 27 à 39

Le suremploi de termes tels « métissage », « passeur », « interstices », etc., et la prolifération de la fonction de passeur indiquent à l’évidence que passer ne va plus de soi. Migrations, déplacements de toutes sortes, dévaluation rapide des connaissances dans une société de communication et de réseaux, tous ces phénomènes convergent.

Le passeur a toujours existé, « il faudrait en entreprendre l’histoire culturelle : commerçants, voyageurs, guides, enseignants, tous ceux dont la tâche est d’établir des relations, de combler des lacunes » (Schlör, 1997 : 303).

Le métissage a rarement été pensé comme tel. La pensée métisse est une pensée minoritaire. Elle n’a pour ainsi dire jamais existé dans les sociétés occidentales et a été systématiquement occultée en Occident (Laplantine et Nouss, 1997).

L’antimétissage a été généralement la règle. Il se manifeste dans deux tendances rivales mais aussi fictives l’une que l’autre et qui se rejoignent paradoxalement sur l’essentiel : la pensée de la séparation, d’une part, pensée analytique de la décomposition en éléments, mais aussi de la pureté qui va donner lieu à tant de fictions identitaires ; la pensée de la fusion d’autre part, pensée cette fois synthétique qui vise à la réconciliation des contraires et est souvent aussi à la racine de nombreux totalitarismes.

Mais si le métissage a été peu pensé comme tel, il n’est pas nouveau. Ainsi, par exemple, l’histoire de la Méditerranée, ce creuset culturel qui allait donner naissance à l’Europe, c’est l’histoire de plusieurs millénaires de migrations, sous forme d’invasions, de conquêtes, d’affrontements, mais aussi d’échanges, de confrontations, de transformations des peuples les uns par les autres, jusque dans ces conflits. Dans ce mouvement qui va donner lieu au plus grand brassage qu’ait connu l’humanité jusqu’à la découverte des Amériques, il convient d’insister sur le rôle décisif de la ville. C’est notamment à partir des marchés et des places publiques, les lieux par excellence où s’effectuent les échanges, les lieux de l’acceptation ou du refus, que non seulement des peuples se côtoient, mais se rencontrent et se mélangent. Le métissage est principalement urbain, et les grandes villes méditerranéennes ont exercé chacune à leur manière le rôle de médiation entre des horizons culturels extrêmement variés.

La question du métissage est aujourd’hui d’autant plus importante que l’on se trouve confronté avec un problème important relatif à l’installation de populations immigrées dans de grandes villes dont Bruxelles est le prototype. Ces populations souhaitent quelquefois ne plus être marquées comme immigrées. Car elles se sentent du lieu, surtout lorsqu’on a affaire à une seconde génération. Pourtant, leur objectif n’est pas toujours de perdre leur identité et de se fondre dans une identité autre. D’où se pose la question : comment s’inclure dans une société, communiquer, s’impliquer et coopérer, sans être régi par l’idéal fusionnel de l’assimilation ?

Dans les deux premiers points, nous conceptualiserons les notions de transaction et de métissage. Nous réfléchirons ensuite à la position de l’immigré à partir du concept d’intrusion. La figure du passeur comme traducteur et comme métis prendra toute son importance. Nous soulignerons ensuite l’importance des interstices. Ils sont essentiels pour cette pratique qui vise à construire de l’urbanité, condition du métissage.

I – Le concept de transaction

D’un point de vue théorique, le concept de transaction (Blanc, 1992 et 1994) s’avère particulièrement pertinent pour questionner la thématique de l’interculturalité. Il y a sans doute une proximité entre cette définition et la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas (1987). Celui-ci propose « le passage de la théorie de la conscience à la théorie de la communication ». Au lieu d’une réflexion axée sur le sujet, il propose une philosophie de l’intersubjectivité. Par là, s’institue chez J. Habermas une démarcation entre l’activité orientée vers le succès et l’activité orientée vers l’intercompréhension.

La transaction a une fonction heuristique. Elle est un paradigme dans la mesure où elle constitue un support pour imaginer la vie sociale : « Plus qu’une somme de concepts, le paradigme est l’image de base à partir de laquelle s’imagine une interprétation de la réalité. Le paradigme est donc un principe organisateur et inducteur de la construction d’hypothèses et d’interprétations théoriques » (Remy, Voyé et Servais, 1978 : 87)

La transaction apparaît dans un univers structuré par des couples de tensions opposées. Elle est le processus par lequel s’élaborent des compromis pratiques, toujours provisoires, qui permettent la coopération conflictuelle et la (re)création permanente du lien social.

En d’autres termes, la transaction sociale est un processus de socialisation et d’apprentissage de l’ajustement à autrui. Elle est aussi un « mode de comportement diffus dans la vie quotidienne à travers lequel se construit, dans l’action réciproque, le sens du jeu social ».

La vie sociale est le fait d’une pluralité d’agents, en interférences diffuses et en relations variables dans des situations semi-structurées et semi-aléatoires, partiellement transparentes. Les transactions se déroulent dans des espaces en partie déterminés où l’innovation reste cependant possible. Les notions de lisière, de transit dans des espaces-temps interstitiels sont au centre de l’analyse.

II – Le métissage

Paz, dans son imposant ouvrage sur la vie de Sor Juana Inés de la Cruz, sœur franciscaine pendant la conquête espagnole du Mexique, écrit : « Parmi tous les groupes qui formaient la population de la Nouvelle-Espagne, les métis étaient les seuls à incarner réellement cette société, ses véritables fils. Ils n’étaient pas, comme les Créoles, des Européens qui cherchaient à s’enraciner dans une terre nouvelle ; pas davantage, comme les Indiens, une réalité donnée, confondue avec le paysage et le passé pré-hispanique. Ils étaient la vraie nouveauté de la Nouvelle-Espagne. Et plus : ils étaient non seulement ce qui la faisait nouvelle, mais autre » (Paz, 1982 : 53). Depuis, le Mexique, en tant que nation et peuple, s’affirme et se veut métis, comme l’atteste l’inscription sur la place des Trois-Cultures à Mexico (l’indienne, l’espagnole et la métisse) : « Ici, le treize août mil cinq cent vingt et un, héroïquement défendu par Cuauhtemoc, Mexico-Tlatelolco [2]Ancien nom donné à l’actuelle Mexico City. tomba au pouvoir d’Hernán Cortés. Ce ne fut ni une victoire ni une défaite, mais le douloureux commencement du Mexico métis d’aujourd’hui. »

Le métis est donc autre, nouveau, et sa nouveauté constitue à la fois sa force et sa faiblesse car c’est une condition nouvelle parfois difficile à assumer. Sans entrer dans les détails de l’histoire de l’humanité et en particulier des différentes conquêtes qui l’ont ponctuée depuis toujours, puisque c’est à ces occasions que les métissages de populations apparaissent, rappelons seulement combien les individus issus de ces croisements culturels ont payé un lourd tribut. Ils représentaient l’incarnation, au sens propre du mot, d’une réalité souvent rejetée, malgré le fait que « les groupes humains, en présence les uns des autres sur un même territoire, se rencontrent. Ils se mêlent et mêlent les langues, les coutumes, les symboles, les corps. Ils engendrent autre chose qu’eux-mêmes, des enfants qui sont différents de leurs origines. Seule une violence imposée, celle des apartheids, peut empêcher un tel processus » (Audinet, 1999 : 40). Cette violence ségrégationniste a pris, et prend encore de nos jours, des formes multiples, mais elle est toujours fondée sur la peur de l’autre, de sa différence, ainsi que sur la crainte de perdre son identité à cause de la remise en question que renvoie cette différence. Daniel Sibony (1997) parlera d’ailleurs de la « panique identitaire » comme fondement du racisme. Ainsi, « ma découverte de ma propre identité ne signifie pas que je l’élabore dans l’isolement, mais que je la négocie par le dialogue, partiellement extérieur, partiellement intérieur, avec d’autres » (Taylor, 1994 : 97). La rencontre avec l’autre comme passerelle incontournable à la construction de l’identité se fait à plusieurs niveaux et tout au long de l’évolution de l’individu, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. C’est parce que le bébé perçoit petit à petit sa mère comme différente de lui qu’il va pouvoir se vivre comme ayant une existence propre. La confrontation à l’autre nous permet donc de construire un sens de qui nous sommes, selon la notion de l’« intervalorisation » mise en avant par Édouard Glissant (1996) lorsqu’il définit l’identité comme rhizome ; non plus comme une racine unique, mais comme une racine à la rencontre d’autres racines.

Flux migratoires, mondialisation, une évidence s’impose désormais : le métissage est devenu, par la force des choses, une réalité incontournable et reconnue. Car « reconnaître l’autre dans sa culture, c’est donc le reconnaître dans son humanité. C’est aussi affirmer la sienne propre. Pour [les deux] protagonistes, le processus de reconnaissance ne peut être alors qu’un processus de transformation. Une épreuve au sens propre du mot, c’est-à-dire un passage au-delà de la violence. Autrement dit, une reconnaissance qui […] modifie, à plus ou moins long terme, les identités et les cultures. Il s’agit d’une reconnaissance transformante » (Audinet, 1999 : 36). Le terme « reconnaissance » est défini comme « reconnaître comme sien, comme vrai, réel ou légitime ».

Le terme de métissage est en vérité loin d’épuiser la description des différentes formes de mélange, et John Francis Burke (1999) montre utilement qu’il faut le distinguer d’une part du cosmopolitisme, de l’autre de l’hybridité. Le cosmopolitisme consiste en effet à valoriser les différences culturelles tout en maintenant le primat de l’individualisme libéral : le cosmopolite vit dans un univers d’identités variées, il est à son aise dans la diversité culturelle, qu’il valorise, mais il tient par-dessus tout à son autonomie comme individu. Il ne se comporte pas en métis culturel, et si ses origines ou sa trajectoire personnelle sont de l’ordre du mélange, il ne se réclame pas, pour autant, d’une identité métisse, préférant combiner de manière égocentrique les cultures au sein desquelles il se meut sans participer de l’intérieur à leur expérience (Wieviorka, 2001).

Quand à l’hybridité, dont on retrouve chez Homi Bhabha (1994) une réelle mise en valeur, elle se distingue du métissage par son manque d’épaisseur historique. Le métissage mêle des cultures dotées chacune d’une certaine histoire, de traditions, de références plus ou moins ancrées dans le passé là où l’hybridité combine des cultures sans histoire ni mélange.

Quelle que soit cependant la notion de mélange retenue, on constate généralement qu’il n’y est pas question de reconnaissance culturelle, de droits culturels exigés par des groupes constitués. Métissage et mélange impliquent des transformations infrapolitiques. Leurs acteurs n’attendent pas, en tant que tels, de mesures d’ordre politico-juridique (Wieviorka, 2001, 2008).

III – L’immigré : un intrus

Sous bien des aspects, l’immigré, tout comme le pauvre, le handicapé, l’analphabète, peut être abordé à partir du concept d’intrusion.

L’intrus n’est pas là où il devrait être. Il ressent de l’embarras, de la gêne, de la honte, sentiments, ô combien pénibles, d’altérité et de précarité. L’intrus diffère des autres, mais il s’agit d’une différence honteuse. Il est toutefois faux de poser que l’intrus est hors du groupe. Par définition, il est dedans. Ces sentiments, s’ajoutant à un désir de participation, caractérisent bien la position particulière de l’intrus. Georg Simmel (1908) rapproche l’étranger du pauvre et des divers « ennemis de l’intérieur » qui sont un élément du groupe : la place qui leur est dévolue signifie à la fois leur intégration et une certaine répulsion. L’étranger, introduit dans un groupe, s’établit à l’intérieur d’une communauté, mais il est appréhendé comme autre et parfois, comme menaçant. Son comportement, tout comme son mode de pensée, heurtent des habitudes acquises. Il n’est pas perçu en tant qu’individu singulier, mais comme représentant d’une race et d’une culture étrangères. Le regard que la société porte sur lui le maintient toujours à distance. Tout en étant à l’extérieur, l’étranger est d’une certaine façon et en même temps, à l’intérieur de la société.

On peut comparer la marginalité de l’étranger et du pauvre, appréhendée par Simmel, et le rôle que Marcel Mauss (Lévi Strauss, in Mauss, 1984) attribue aux conduites apparemment « aberrantes » dans les sociétés fortement structurées. « Leur position périphérique par rapport à un système local n’empêche pas qu’au même titre que lui, ils ne soient partie intégrante du système total. Plus exactement, s’ils n’étaient pas ces témoins dociles, le système total risquerait de se désintégrer dans ses systèmes locaux. » Toutefois, les intrus peuvent introduire du nouveau dans l’uniformité.

L’étranger dérange, car il représente un facteur de déstabilisation dans une société qui entend se perpétuer par la reproduction du même, et qui proclame son homogénéité. Il ruine cette prétention organiciste : « En effet, dans un rapport de contiguïté, et non de filiation ou d’identification, libre d’attaches (de racines et de préjugés), c’est-à-dire libre de tout lien organique avec le groupe social dans lequel il est inséré et auquel il est pourtant indispensable structurellement, l’étranger donne à voir un milieu qui est l’inverse d’un organisme, puisqu’il suscite l’altérité et le brouillage en son sein » (Simmel, 1908).

Tout comme l’errant, l’étranger n’est pas rivé à un point fixe ; mais à la différence de ce dernier, il participe d’un lien unissant les deux dimensions contraires de la rupture et de l’appartenance. Il est en marge de la société d’accueil, mais par ailleurs, il s’est installé avec la volonté de refaire sa vie, tout en sachant bien qu’il peut être amené un jour à se remettre en route. Ce sentiment d’altérité et de précarité, s’ajoutant à un désir de participation, définit la position particulière de l’étranger.

Le rapport à l’étranger, tel que l’analyse Simmel, s’inscrit tout entier dans ce que, à la suite de Pascal Amphoux et André Ducret (1995), nous appellerons une « distance paradoxale », annoncée dès la première phrase du texte de Simmel : « Si l’errance est la libération par rapport à tout point donné dans l’espace et s’oppose conceptuellement au fait d’être fixé en ce point, la forme sociologique de l’étranger se présente comme l’unité de ces deux caractéristiques » (Simmel, 1908). La distance à l’intérieur du groupe signifiant dans la relation à l’étranger que le proche est lointain tandis que le fait même de l’altérité signifie, lui, que le lointain est proche, l’étranger réalise à sa manière « l’unité de la distance et de la proximité » ; il est un élément « dont la position interne et l’appartenance (au groupe) impliquent à la fois l’extériorité et l’opposition » (Simmel, 1908).

IV – La figure du passeur

La transaction n’est possible que par la médiation d’acteurs sociaux et/ou d’objets inscrits dans un espace-temps. Le tiers permet une articulation plus souple de l’échange ; il introduit la diversité, la complexité, dans des transactions qui ainsi ne se réduisent pas à la confrontation directe ni à la fusion. Y. Barel (1982 : 51) analyse comme suit sa fonction : « Deux êtres qui se font face à la fois comme des individus de chair et comme des rôles sociaux ne peuvent maîtriser leurs rapports que s’ils s’entendent pour détourner le regard sur un tiers objet, chargé de médier leurs relations. C’est ce qu’on appelle la triangulation. »

Julien Freund souligne que la fonction du tiers consiste à mettre du jeu dans des systèmes qui, sans lui, seraient condamnés à la sclérose et à l’entropie. Il introduit le symbole, indispensable à la communication. « Le relatif consensus indispensable à tout échange social a pour fondement le tiers, dont le rôle ne consiste pas seulement à être un tampon qui amortit les chocs, les antagonismes et les tensions, mais aussi à servir d’intermédiaire pour la communication entre ceux qui prétendent s’ignorer ou qui se dressent les uns contre les autres. Le tiers est la configuration élémentaire d’une société car il conditionne l’équilibre, rend possibles les combinaisons sociales les plus diverses et, en même temps, c’est un facteur de dissuasion des conflits internes » (1983 : 301).

Parmi les multiples formes de médiation, la figure du passeur paraît particulièrement adaptée ici. Il s’agit d’un tiers engagé qui aide les plus faibles à contourner les obstacles et à trouver une place dans la société. Le passeur est un peu comme « l’avocat commis d’office » qui prend fait et cause pour des « clients » qui ne lui ont rien demandé au départ. Il sait que ces derniers ne pourront gagner que s’ils acquièrent une intelligence de la situation qui leur permette d’entrer dans des transactions et d’accepter des compromis réalistes.

Le passeur essaye de (re)construire des frontières qui ne soient pas seulement des lignes de séparation, mais plutôt des zones de double communication.

En d’autres termes, le passeur vise à créer de l’urbanité que l’on peut concevoir comme une forme de sociabilité valorisant l’art de communiquer dans la distance.

Le passeur est, dans le cadre du métissage, également traducteur. La communication suppose la traduction. L’absence de traduction amène des incompréhensions. Rappelons un procès qui s’est déroulé dans les années 1990 à Lyon, à propos d’un Français ayant tué un jeune Marocain parce qu’il insultait sa femme en la traitant de putain. La mère du garçon est venue témoigner en affirmant qu’effectivement cette femme se comportait en putain puisqu’elle se promenait avec des jupes assez courtes devant des hommes désœuvrés. À quoi la femme insultée affirmait son droit de se promener dans la rue pour aller faire ses courses. L’incompréhension manifeste une absence de traduction et donc l’impossibilité d’élaborer un compromis de coexistence. Celui-ci suppose des transpositions d’un code à l’autre par essai et erreur, et par l’intermédiaire de milieux qui ont une sensibilité particulière à la traduction. Le problème est crucial au niveau des codes culturels de lecture de la vie sociale. Les difficultés de traduction sont relativement indifférentes à la distance culturelle. Prenons le cas des Asiatiques en France, qui, malgré leur nombre, font peu parler d’eux et sont en général perçus comme de bons immigrés. Malgré l’ampleur de la distance culturelle, les Asiatiques et particulièrement les Chinois sont imprégnés d’urbanité et donc à la recherche constante de traductions. Ainsi, ils ont l’art de coexister, sans perturber, tout en ayant une volonté de rester eux-mêmes et différents. Ceci est tellement vrai qu’au fur et à mesure d’une relative réussite sociale, ils vont se regrouper dans un quartier sans qu’ils n’y soient contraints par de l’exclusion. C’est ce qui se passe à Paris avec la formation du quartier chinois autour de la porte d’Italie. Ce quartier n’est pas seulement un quartier d’affirmation culturelle. Il permet au groupe de s’organiser et de fonctionner à la manière d’un centre qui va attirer des personnes de l’extérieur, vu les restaurants et bien d’autres activités. Cela manifeste un groupe fort, sûr de lui et qui est dans la logique d’une ville cosmopolite : cette attitude ne découle pas d’une nécessité liée à l’incapacité d’un autre choix. Ceci n’exclut d’ailleurs pas que les Chinois habitent aussi un peu partout dans la ville. Mais ils cherchent à se constituer un espace fondateur.

L’opération de traduction ne concerne pas nécessairement le passage d’une langue à une autre, mais toute forme de recomposition d’un message, d’un fait, d’une information. Si l’on s’en tient aux textes de M. Callon et B. Latour (Callon, 1986), la traduction est définie comme une relation symbolique « qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier ». Ainsi comprise, la traduction devient un mouvement « qui lie des énoncés et des enjeux a priori incommensurables et sans communes mesures ».

Le traducteur interculturel n’est pas un interprète. Lors d’un congrès, par exemple, celui-ci doit surpasser les différences linguistiques, produire dans une langue autre exactement « le même discours » que celui qui vient d’être énoncé. Il lui est interdit d’innover. Pour lui, traduire, c’est redire. Et le faire immédiatement, pressé par ce que l’on pourrait désigner comme l’urgence de l’échange. Le « traducteur-passeur » qu’est l’intervenant se trouve aussi placé, tout comme l’interprète international et à la différence du traducteur d’une œuvre littéraire, dans l’urgence de l’échange, plongé dans une situation concrète qu’il doit affronter. Mais lui n’est pas tenu de le faire immédiatement. Traduire, dans ce cadre, c’est agir. La traduction interculturelle répond toujours à une demande, émane de services sociaux, de juges, d’institutions scolaires… Mais ceux-ci n’attendent pas qu’il donne la solution du problème qui a motivé la demande. Il est cependant possible d’exiger de la traduction qu’elle produise une activité qui donne des résultats.

On ne peut pas également la considérer comme un observatoire, poste élevé d’où des observateurs impartiaux seraient chargés de rendre compte des points de vue des deux parties. La traduction est action, elle n’est pas observation. Cette action n’est pas menée par un traducteur « objectif » qui, tout comme l’observateur, se situerait au-dessus de la mêlée, sorte de juge impartial à qui les parties en présence donneraient le pouvoir de régler un différend. La traduction n’est pas une procédure de conciliation visant à mettre d’accord des parties ou à réconcilier des personnes ; elle se veut contrainte à la rencontre, une rencontre qui n’impose aucun accord, qu’il soit préalable ou postérieur, mais qui oblige au contact. Elle n’a pas pour tâche d’arbitrer ou d’imposer un discours ; elle doit, au contraire, en faire surgir de nouveaux à partir des difficultés rencontrées dans la traduction.

Elle n’est pas non plus un dispositif expérimental visant à provoquer un phénomène nouveau dans l’intention de l’étudier. Ce serait, en effet, la réduire à être la condition d’une expérience et les patients, aux objets de cette expérience. Un dispositif expérimental laisse l’expérimentateur à la porte, celui-ci observe de l’extérieur. Le traducteur/passeur se trouve, au contraire, placé au cœur du dispositif, il en est le moteur.

La traduction provoque donc à chaque fois qu’elle est réalisée un événement nouveau. Cet événement appartient au registre de l’innovation, de la création, de l’imprévisibilité. La traduction ne présume ni de ce qui s’est passé, ni des choix du passeur. Ces situations sont semi-structurées. Elles sont un lieu privilégié d’innovation du social.

La traduction est aussi trahison, trahison qui s’inscrit dans une perspective dialogique, dans une innovation imprévisible. Alors que la traduction est un obstacle épistémologique sur le plan de la linguistique, elle signifie ici production, connexion et production de territoires, de savoirs, de légitimité, etc. Le passeur est celui qui, par sa double appartenance à des territoires symboliques distincts, peut poser la question de l’intelligibilité des situations entre elles. C’est lui qui peut sauvegarder la nature dialogique de la permanence du monde. Il est porteur d’une « bipolarité symbolique ».

V – Passeur et métissage

Le passeur est par définition un être ambigu, pluridimensionnel, c’est-à-dire à la fois un prêteur, un logeur, un écrivain public, parfois un constructeur, un confident qui tire son service, son pouvoir, ses revenus de ses qualités médiatrices entre deux sociétés, entre le monde des origines et le monde de l’immigration, entre le bidonville et la ville, entre l’opacité du bidonville et la relative apparence des règles administratives, entre l’invisible et le visible (Marié, 1989).

Le métissage autorise la production, et non seulement la reproduction ou la survie de la différence. C’est précisément parce qu’il autorise, de façon pleine et directe, la créativité et l’invention qu’il lui est difficile, voire impossible, de se hausser au niveau politique ou juridique. Tandis que le débat sur la différence culturelle tend à se fixer sur le droit et les réponses politiques à apporter aux demandes de reconnaissance, quitte à pétrifier les différences, le métissage, lui, suscite d’autres invitations. Une politique multiculturaliste, l’attribution de droits culturels ne peuvent que figer ce qui, pour rester métissage, doit pouvoir se transformer en permanence. Les acteurs du métissage culturel et ceux qui veulent le promouvoir n’ont rien à gagner à tenter de se hausser en tant que tels au niveau politique : ils ne pourraient qu’y perdre leur âme. Mais ils ont besoin, pour que le métissage puisse jouer à fond, de conditions politiques favorables, d’une grande ouverture d’esprit dans la société dans son ensemble, comme au sein des cultures dont ils sont issus, de possibilités de communication et de circulation intenses. Ils nous convient à observer la manière dont les cultures se modifient. Ils nous invitent non pas tant à porter notre regard sur les zones centrales des identités, là où un noyau dur se reproduit, qu’à nous montrer attentifs aux frontières, là où tout se mêle et où tout change, sans nécessairement déboucher sur des demandes posées dans l’espace public.

Le métissage autorise donc le changement et la transformation culturelle, mais par le bas, c’est-à-dire par les processus d’ordre individuel, même si ces derniers se répètent assez pour donner l’impression d’un processus de groupe. Il autorise même une créativité et une inventivité qui transparaissent aisément dans la production artistique qu’étudie Serge Gruzinski dans La Pensée métisse (1999) On peut par conséquent penser qu’il permet à l’agir créatif, dont parle Hans Joas (1999), de s’exprimer. C’est dire que le métissage n’implique pas uniquement le mélange des cultures. Lorsque des cultures fortes se rencontrent sans être appelées à disparaître, il peut donner lieu à des processus d’influence réciproque (d’acculturation, disait-on dans un autre vocabulaire), de changements innovants et pas nécessairement appauvrissants. Le métissage déstabilise les phénomènes culturels, certes, mais il les rend aussi itinérants, et leur circulation ou leur localisation toujours surprenantes. Des formes culturelles originales peuvent donc s’inventer sans supplanter entièrement celles d’où elles tirent leur origine. John Francis Burke (1999) explique ainsi qu’un métissage inédit se met en place dans la zone frontalière qui sépare les Etats-Unis du Mexique, où se conjuguent « la culture nord-américaine protestante, capitaliste, et la culture catholique, méditerranéenne, méridionale de l’Amérique latine ». Et d’évoquer ici l’émergence d’un new mestizaje, expression elle-même métisse qui signifie que l’on est nord-américain et mexicain, pleinement, mais jamais exclusivement, on est tout à la fois l’un et l’autre et dans le même temps quelque chose de plus.

Avec le métissage, il s’agit d’étudier des interactions, des rencontres, des relations entre groupes, mais aussi entre individus qui se transforment sous l’effet de ces relations. « Plutôt que d’éliminer la différence culturelle par des melting-pots ou de la pétrifier par des schémas séparatistes, le mestizaje, à travers les échanges entre cultures, est exemplification de l’unité dans la différence », observe à cet égard John Francis Burke (1999 : 130).

À la limite, la réalité du mélange renvoie d’emblée à de l’intersubjectivité, là ou la réalité de la différence collective renvoie d’abord à une ligne difficile à franchir entre le dedans et le dehors, entre « eux » et « nous ».

On peut risquer l’hypothèse que l’expérience du choc ou de la tension entre cultures, assortie de l’obligation de vivre dans ce choc ou cette tension – situation qui débouche éventuellement sur du métissage – peut s’avérer utile à la formation du sujet, à sa subjectivation.

La capacité à s’autotransformer, à être créatif, à imaginer, à penser l’inter- comme l’intra- subjectivité, à gérer l’ambivalence et les contradictions de l’expérience individuelle peuvent devoir beaucoup à l’expérience fondatrice du vécu dans le mélange des cultures. « Ceux qui vivent à la frontière entre cultures ne craignent pas les autres cultures parce que la connaissance des cultures est leur existence même », note Burke (1999 : 129).

On retrouve le thème de l’étranger selon Simmel. L’étranger, celui qui vit dans une société en y apportant quelques caractéristiques spécifiques sans toutefois appartenir à celle-ci, exprime bien l’ambiguïté du métis. Surgit dès lors la figure de « l’homme marginal », type cosmopolite par excellence, hybride culturel partageant la vie culturelle et les traditions de deux peuples différents. Figure de la mobilité dans la tradition de l’école de Chicago, l’homme marginal n’est-il pas en tout cas défini par sa capacité de jouer, dans toutes les relations, tout à la fois de distance et de proximité ?

Les passeurs ne sont-ils pas des métis ? Ne doivent-ils pas manier deux codes culturels ou encore deux types de savoir ? Ne sont-ils pas créateurs de nouvelles modalités de savoir ? Savoirs eux-mêmes hybrides, tels l’ethnopsychiatrie, la recherche-action. Que l’on observe la position de la recherche-action par rapport à la recherche fondamentale, l’une sérieuse, fondamentale, l’autre ni recherche pure, ni action pure. Ces savoirs métis ne sont pas addition de deux savoirs, mais construction d’un savoir nouveau qui essaye de conquérir une légitimité. Ces pratiques marginales se développent dans des espaces-temps interstitiels.

VI – L’importance des interstices

Dans son étude des gangs à Chicago, Trascher (1926) définit comme suit la notion d’interstices : « est interstitiel ce qui appartient à un espace séparant deux réalités l’une de l’autre ». L’interstice, du point de vue du passeur, correspond à un ensemble de comportements.

Situés « entre les deux », jouant sur un double cadre de référence – celui de la culture « dominée » et celui de la culture dominante –, entretenant une double relation tant par rapport au groupe dominé – proche et distant – que par rapport au groupe dominant – proche et distant –, les passeurs savent qu’ils ne peuvent dépasser la spécificité interstitielle de leurs comportements sans tomber dans l’un ou l’autre extrême (fusionnel ou intégrationniste).

L’interstice est un entre-deux, un espace d’articulation, une zone intermédiaire, interfacielle. Cet « entre » apparaît comme lieu hyperactif d’opérations invisibles à double sens et à double fonction, de séparation et de communication d’éléments étrangers de nature et de niveaux différents : physique, physiologique, psychologique, sociologique… L’unité vitale de la personne n’est assurée ni par son organisme, ni par son environnement, mais par un ensemble d’opérations entre les deux.

En d’autres termes, il ne faut pas percevoir la vie sociale, les stratégies des individus et des acteurs sociaux en termes de frontières entre un dedans et un dehors. Nous pouvons reprendre l’analogie de la lisière. En écologie végétale, la lisière est un espace où l’on est plus dans le bois, sans être pour autant dans le champ. Il s’agit d’un espace interstitiel qui permet pas mal d’hybridations.

Le jeu des interstices n’est pas sans effet innovateur à plus ou moins long terme. Dans un hôpital par exemple, le passeur interculturel est peu reconnu par les médecins, les infirmières et les assistants sociaux. Le passage s’inscrit dans un espace-temps obéissant à une autre logique que celle de l’institution. Simultanément, il s’agit d’un nouvel acteur inscrit dans un système d’action et interférant dans les pratiques des autres. Progressivement, les frontières des espaces légitimes d’intervention se renégocieront. Le passeur introduit du jeu dans le système, de la relative imprévisibilité, une certaine indétermination.

VII – Urbanité et formes de sociabilité

Cette notion de jeu est proche aussi des concepts d’urbanité ou de formes de sociabilité. La sociabilité dans sa forme pure n’a pas de fin ultérieure, dans la mesure où elle n’a pas de contenu et pas de résultat en dehors d’elle, « elle est orientée entièrement sur les personnalités. […] Les traits personnels de l’amabilité, les bonnes manières, la cordialité et les attraits de toutes sortes sont caractéristiques de l’association purement sociable. Mais, précisément parce que l’orientation se fait sur les personnalités, celles-ci ne devront pas se mettre en avant de façon trop individualiste. Là où des intérêts réels, de coopération ou d’opposition, déterminent la forme sociale, ils attendent que l’individu, eu égard à ses intérêts, n’expose pas ses particularités et son individualité avec trop d’abandon ou d’agressivité. Mais là où cette retenue fait défaut, pour que l’association demeure un tant soit peu possible, une autre retenue des pulsions individuelles doit prévaloir et elle doit émaner de la seule forme de l’association. C’est pour cette raison que le sens du tact est d’une telle importance dans la société, parce qu’il guide l’autorégulation de l’individu dans ses relations personnelles avec d’autres, lorsqu’aucun intérêt extérieur ou proprement égoïste n’assure cette régulation » (Simmel, 1984).

Cette longue citation d’un texte de Simmel met en évidence que cette forme de retenue originaire qu’il désigne sous le nom de tact ou de réserve est le seul régulateur et un régulateur en deçà des contenus déterminés liés à la culture, au statut, à l’éducation ou à la compétence. Il s’agit de construire un apparaître, condition de l’échange, d’un espace public. L’apparaître est le lien par lequel les hommes se signifient les uns aux autres, se constituent à la fois comme identiques et différents.

VIII – Humaniser l’inhumain par un parler incessant

Comment se renoue le lien du paria et du politique ? Comment le paria se retrouve-t-il à nouveau « l’obligé du monde », même quand il en a été chassé, ou quand il s’en est retiré ? Par l’amitié, dit Hannah Arendt (1974).

L’amitié est beaucoup plus qu’un phénomène d’intimité, c’est la fin de « l’émigration intérieure », la « philia » aristotélicienne comme condition fondamentale du bien-être commun. Pour les Grecs, « l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un parler ensemble constant unissait les citoyens en une polis. Car le monde ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement parce qu’il est devenu objet de dialogue ». D’où la stratégie de la raison polémique, celle qui se soucie de la permanence du monde : « humaniser l’inhumain par un parler incessant ». Or un tel dire est lié à un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui « semble vérité » à la fois lie et sépare les hommes, créant de ce fait des distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde. Il y a dans cette conclusion d’Arendt l’arc conceptuel d’une philosophie de l’espace public, postulat pluraliste, unité dialectique des relations de distance et de proximité, constitutives de toute relation sociale.

Notes

  • [2]
    Ancien nom donné à l’actuelle Mexico City.

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