Identité, métissage et risque psychopathologique

Identité, métissage et risque psychopathologique

Isam Idris Dans Le Coq-héron 2003/4 (no 175), pages 62 à 72

 Daubigny : C’est maintenant Isam Idris qui va intervenir d’un lieu et d’une pratique dite transculturelle, à partir de deux exemples cliniques, sur la question du métissage et de la position du thérapeute.

Isam Idris.

Étant immigré, je me donne le droit de faire des erreurs en français, qui n’est pas ma langue maternelle. De plus, j’ai un défaut d’articulation dont il résulte une confusion entre les pronoms « il » et « elle ». C’est à vous, qui êtes dans votre culture, de faire la distinction. Le français, étant la dernière langue apprise, n’a pas trouvé beaucoup de place dans mon « ventre ». Elle est donc mal maîtrisée.

Cela dit, je veux parler de l’identité. Mais, avant de l’aborder, je voudrais vous faire une remarque. Je viens de voir dans la petite brochure annonçant les thèmes et les intervenants de ce colloque que mon nom est écrit avec deux « s » dans Isam et deux autres dans Idris. Or, je vois qu’Idris est écrit, dans ce papier qui se trouve devant moi, avec un seul « s ». Je ne m’y retrouve plus, sachant qu’Idris n’est pas mon nom et que je ne m’appelle pas du tout comme ça chez moi. Idris est un nom que j’ai été obligé de me fabriquer en France. En effet, lorsque je suis venu en France il y a longtemps, je ne parlais pas le français. Je devais me présenter, sous huit jours après mon arrivée, à la préfecture de police pour faire ma carte de séjour. Je me suis présenté avec mon passeport, portant une identité qui commence par mon prénom « Isam » écrit à l’anglaise, avec un seul « s », et cinq prénoms successifs, Idris étant en dernier. Je m’appelais Isam, Mahmoud, Mohammed, al-Naïm, Idris. À la préfecture, on m’a demandé mon nom de famille. J’ai dit : « On n’en a pas. » On me répond : « C’est pas possible. Tout le monde a un nom. » J’ai dit : « Peut-être que je ne suis pas tout le monde. »

C’était très difficile de leur faire comprendre que l’identité, chez nous, s’écrit comme une série de prénoms successifs marquant une filiation continue jusqu’au cinquième arrière-grand-père. À chaque fois qu’il y a un nouveau-né, le prénom du dernier grand-père de la série tombe de l’écriture et reste dans la mémoire orale. Ainsi, Idris tombera le jour où j’aurai un fils que j’appellerai Brandon par exemple. Or, devenu un patronyme en France, Idris risque de ne jamais tomber de l’écriture. Il est retenu dans le monde visible. Je pourrais dire que cela risque de compromettre son cheminement dans le monde de l’invisible auprès des Ancêtres. C’est une transgression que j’ai pu déclarer, partager avec le groupe, et je peux maintenant, quinze ans après, en rire.

La préfecture a fait de mon arrière-arrière-grand-père un patronyme écrit. Les « psys » et les analystes qui m’entourent aujourd’hui vont peut-être faire quelque chose de cela et diront que j’ai sacrifié les quatre chaînons entre moi et mon arrière-arrière-grand-père pour devenir Isam Idris. Il diront également que j’ai tué symboliquement mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père et par conséquent que j’ai réussi à liquider mon complexe d’Œdipe. Or, Isam Idris n’existe pas au Soudan. Si vous allez dans le lieu où je suis né et si vous demandez Isam Idris, on vous répondra qu’on ne le connaît pas. Il en résulte que toutes mes acquisitions sous l’identité d’« Isam Idris » – diplômes, permis de conduire, appartement, et tout le capital symbolique acquis depuis – n’ont pas de valeur au Soudan, tout comme le capital symbolique avec lequel je suis arrivé en France. Le passage par l’ambassade du Soudan à Paris et par celle de la France à Khartoum pour les faire valoir, par la concordance des identités à la soudanaise et à la française, s’impose donc comme une contrainte.

Ainsi, d’un endroit à l’autre, l’identité s’avère plus complexe. Je me suis nommé Isam Idris parce qu’on m’a donné un choix pour faire ce nom-là. Comme représentant direct de ma culture, je n’étais pas crédible pour l’institution. Quand la jeune fille me disait : « Il me faut un nom », moi, je répondais : « J’en ai pas. » Elle ne me croyait pas : pourtant, je suis un représentant directe de ma culture. Dans la difficulté de s’entendre, ça « gueulait » dans tous les sens. Elle « gueulait » en français et je ne comprenais pas. Je me suis énervé et je « gueulais » en arabe. Cela faisait un boucan d’enfer qui a alerté le chef du personnel, qui est descendu de son bureau jusqu’au premier étage demander le pourquoi de ce boucan. On lui a dit qu’il y avait quelqu’un qui ne « voulait pas donner son nom de famille » (sic). Il se dirigea vers moi et me posa la question : « D’où venez-vous Monsieur ? » Je répondis : « Je viens du Soudan. » Il me dit : « Je sais que chez vous, il n’y a pas de nom de famille. On est en France. Débrouillez-vous ! De cette série de prénoms, faites-nous un nom, un prénom et vous aurez votre carte tout de suite. »

Le chef de la salle, instance « étrangère » à ma culture, m’avait offert une possibilité de me renommer ; il avait connu l’ailleurs, en tant que coopérant français au Tchad. C’est de cette manière que je me suis appelé Isam Idris, alors qu’on ne peut pas nommer quelqu’un chez nous sans sacrifier un animal et inviter plein de monde au festin de la nomination. Voilà un aspect de l’identité. Celle-ci est-elle une construction ? Une attribution ? Est-ce un processus qui pourrait porter la personne toute seule, ou bien un processus qui doit être porté par un « nous » dont on a longuement parlé ce matin ? La migration d’un territoire géopolitique à un autre introduit donc un niveau de complexité dans la définition de l’identité – qui n’est pas un concept clinique.

Je partirai des travaux de René Bastide (1985) qui définit l’identité à travers deux niveaux : un niveau particulier sur lequel s’étaie l’identité dans son acceptation générale, qui peut être l’identité nationale, qui s’étaye à un deuxième niveau sur un particularisme local : breton, limousin, corse, etc. Mais la définition de l’identité à deux niveaux ne peut plus rendre compte de la complexité des processus identitaires introduits par la question de la migration. Celle-ci nous oblige à introduire un troisième niveau. Ces trois niveaux ordonnent une identité nouvelle d’un sujet qui vient d’ailleurs, avant son installation dans un pays comme la France. Dans ce sens, j’aimerais insister sur les aspects cliniques pour illustrer mes propos à travers deux situations qui m’ont beaucoup interrogé. Il s’agit de la souffrance de l’identité (Kaës, 1997) et du risque psychopathologique occasionnés par les problèmes de transmission et de rupture transgénérationnelle dans des familles qui ont connu l’exil et dont le destin de certains membres se termine malheureusement d’une manière tragique à cause de l’échec du métissage et de la méconnaissance de l’altérité en soi (Moro, 1998).

La double contrainte

Safia est une jeune fille de 19 ans. Elle est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants, tous nés en France. Elle vient d’une famille « afare » d’origine djiboutienne. Les parents ont immigré en France, il y a plus de vingt ans. Elle est musulmane. Elle a eu l’innocence de parler à sa mère de sa liaison amoureuse avec un jeune franco-français qu’elle voulait présenter à la famille. Sa mère, affolée par cette information, la met en garde de ce qui lui arrivera si son père est au courant de cette affaire. Peu de temps après, elle décide de quitter la maison pour s’installer, par amour, chez cet ami, tout en le faisant patienter afin de ne pas l’investir sexuellement avant le mariage. Mais, quelques mois plus tard, elle attrape une grossesse, comme on attrape une grippe. La rupture avec la famille et avec l’ami est alors définitive. Safia, en détresse physique, psychique et économique, erre d’un foyer d’accueil à l’autre. Elle vient à l’hôpital. On lui propose une ivg qu’elle refuse. Elle revient quelques semaines plus tard pour faire l’ivg mais le délai légal d’intervention est déjà dépassé. Elle apprend alors qu’on ne peut plus intervenir. Elle disparaît dans la nature et, une semaine après, elle est ramassée sur la voie publique par les pompiers pour un malaise et une perte de connaissance. Aux urgences, on pratique une img à cause d’une mort fœtale qui est à l’origine de son malaise sur la voie publique. Le lendemain, on l’informe de ce qui s’est passé. Elle se mure dans un mutisme particulier. Elle sort le lendemain de l’hôpital pour y revenir six jours après, comme une clocharde, demander le corps de son enfant pour l’enterrer à la musulmane, toute seule. On l’informe alors que le produit de l’intervention médicale est traité selon le règlement en vigueur. En d’autres termes, il a été incinéré. Il lui est alors impossible de construire une sépulture pour cet enfant définitivement perdu. Elle quitte l’hôpital et se jette sous le premier tramway qu’elle voit. Son corps est conservé à la morgue et la police trouve ses parents au bout de quatre jours pour les informer du suicide de leur fille. Les parents répondent qu’elle n’était plus leur fille depuis qu’elle est sortie de la famille d’une manière non ritualisée. Le père d’ajouter : « Ayant accompli le suicide, vous n’avez qu’à l’enterrer n’importe où et de préférence par des prisonniers. » C’est le destin de toute personne qui se suicide dans cette culture djiboutienne, largement influencée par l’islam. Les parents ne peuvent que laisser la culture répondre à leur souffrance indescriptible. C’est une défense culturelle lorsqu’on est incapable de dire sa souffrance. La proposition de l’enterrer n’importe où et par des prisonniers est une manière paradoxale de la garder dans la filiation, malgré le fait qu’elle a commis un acte innommable dans la culture d’origine. C’est comme si l’affaire de Safia et Safia elle-même étaient étrangères à la famille. La réponse de la culture est illusoire, illusion qui peut être salvatrice en l’absence du groupe d’appartenance.

La souffrance de la famille et de la fille transforme le rapport au réel et suspend les migrants dans un présent permanent, empêchant de penser la succession des lieux, la succession du temps et la succession des générations. C’est la négation de l’exil dont parlait Benslama. L’exilé et l’immigré s’attribuent eux-mêmes un « nous » puisé dans les origines pour pouvoir se porter là où ils ne sont pas et là où ils ne sont plus. Safia, enfant de l’exil, n’ayant plus d’identité particulière, ne bénéficie plus des rites mortuaires de sa communauté, de sa religion et de sa culture. Mal morte, dit la culture, tout comme son enfant, elle bénéficie moins de la protection des institutions et de la culture du pays d’accueil de ses parents et qui est en même temps son pays. En effet, dans cette langue djiboutienne, la patrie, c’est l’endroit où on est né, que l’on soit un enfant de migrants ou que l’on soit un enfant d’autochtones.

Rendue étrangère à sa culture par l’investissement de l’exil, Safia tombe de la filiation dès qu’elle tombe enceinte. Alors que, dans la langue maternelle de sa culture d’origine, on ne « tombe » jamais enceinte mais on « bourgeonne ». En effet, la grossesse est exprimée par un mouvement vers le haut, dans une ascension qui permet la conquête de la liberté par l’enfantement dans l’ordre. L’expression « tomber enceinte » traduit une chute de la filiation par reproduction de la vie dans le désordre, une reproduction non ritualisée qui ne permet pas la parentalité et qui empêche l’ascension des parents de Safia au rang de grands-parents.

On dit que la contrainte libère le sujet. Mais la double contrainte triplée de l’exil risque d’introduire la mort physique, psychique et culturelle du sujet. Aucune identité ne pourra survivre à un tel désordre. Si le métissage culturel s’impose comme une contrainte qui libère, le métissage des êtres demeure largement influencé par les impératifs des « invisibles culturels », des mythes fondateurs et des interdits fondamentaux qui déterminent non seulement l’appartenance des individus aux différents groupes mais aussi les modalités de la conquête de l’identité particulière et, par conséquent, de l’individualité du sujet. Cela fait de la continuité transgénérationnelle un chantier que les enfants de migrants sont amenés à rebâtir avec les thérapeutes. La souffrance identitaire oblige les enfants de migrants à passer souvent par des dispositifs multiples avant d’arriver à la consultation transculturelle. La protection par l’appartenance à un « nous » du groupe thérapeutique – qui est un « nous » artificiel – qui travaille sur les représentations groupales, les identités particulières, la langue maternelle, est la condition première pour se construire avant de s’intégrer. Les thérapeutes offrent une possibilité de coconstruire et de reconstruire avec eux ce qui leur permet de transformer la souffrance en malheur banal, avant de lui donner un sens culturellement admissible.

Il faut que le « nous » des soignants soit construit comme artéfact au préalable et avant qu’ils n’accueillent des sujets exilés, en souffrance identitaire. En effet, toute rencontre avec un thérapeute qui n’est pas protégé par les représentations d’appartenance à un groupe comporte un risque pour les patients, qu’ils soient autochtones, migrants ou enfants de migrants.

Le prix de la rupture

La deuxième vignette concerne monsieur Bouzikri, ingénieur tunisien. Il est le deuxième garçon d’une fratrie de cinq enfants. Le père et les frères aînés se sont beaucoup investis pour assurer à monsieur Bouzikri une bonne scolarité dans le pays d’origine avant de l’envoyer faire des études universitaires et postuniversitaires en France. Avant de terminer ses études, il rencontre une femme franco-française en conflit et en rupture avec sa famille. Ils décident de vivre ensemble et, peu de temps après, madame tombe enceinte. Étant franco-française, elle peut donc « tomber » enceinte et être mère. Quant à monsieur Bouzikri, la paternité est une opportunité qu’il a saisie pour sceller l’alliance avec sa belle-famille. Le couple a préféré garder l’enfant pour contraindre la famille de madame à accepter son partenaire. En effet, avant la grossesse, le père de madame a refusé que sa fille se marie avec un « Arabe ». Après la naissance de la fille aînée, la belle-famille a accepté que le couple se marie civilement en France.

Madame se dit athée. Monsieur Bouzikri dit qu’il n’est plus musulman et a réconforté son épouse dans ce choix. Ils décident, après quelque temps, de partir vivre en Tunisie. La famille paternelle exige alors la conversion de madame à l’islam et le mariage musulman, considérant que le mariage civil ne suffit pas pour établir la filiation musulmane de la fille aînée. S’appuyant sur son mari, madame Bouzikri refuse les propositions de sa belle-famille et le couple quitte le village pour vivre dans la ville de Tunis, dans le quartier des ambassades. Madame Bouzikri fait deux fausses couches avant de donner naissance à sa deuxième fille, Hakima. Une troisième fille naît un an après, et les trois grossesses suivantes se terminent par des fausses couches.

Les trois filles grandissent bien dans la capitale sans connaître la vie villageoise. Douze ans après, la famille décide de se réinstaller en France pour assurer une éducation française aux enfants. Samia, la fille aînée, brillante comme son père, saute des classes, obtient son bac avec mention à 16 ans et demi. Elle entre dans une école de gestion. Diplômée, elle décroche très rapidement un poste important dans une banque parisienne. Sa première rencontre amoureuse est avec un intégriste adepte des Témoins de Jéhovah. Une fois présenté à la famille, il est rejeté de manière très violente. Elle quitte la maison et vit seule. Aujourd’hui la question de la religion la hante et empoisonne sa vie, et elle ne veut plus se marier. C’est à travers la souffrance de la deuxième fille Hakima que j’ai connu le reste de la famille. Hakima, qui est âgée aujourd’hui de 26 ans, est la première fille née à Tunis. À la suite d’un accident banal sur la voie publique en France à l’âge de 16 ans, et sans séquelles corporelles majeures, elle a développé une psychopathologie grave nécessitant une hospitalisation à répétition en psychiatrie. Le diagnostic porté sur ses troubles est celui de la schizophrénie. Elle entend des voix qui l’insultent et lui disent : « Putain, pauvre fille, tu vas voir ! » Il s’agit d’après elle des voix d’un couple sadomasochiste. Elle fait beaucoup de retraite dans des couvents et des temples, retraites préjudiciables non seulement à sa scolarité mais aussi à sa prise en charge thérapeutique. Harcelée constamment par ces voix, la famille a dû déménager à six reprises pour les faire taire. Pour s’endormir, Hakima s’arme des Évangiles et du Coran qu’elle dépose dans son lit. Elle fait des rêves dans lesquels elle voit son père coupé en deux parties et c’est elle qui le sauve en les soudant.

Sarah, la dernière fille, 22 ans, est constamment en déplacement à l’étranger. Séoul, Jérusalem, New York, Le Caire, où elle est censée faire des stages. Mais elle se fait rapatrier en France, une ou deux semaines après son arrivée, pour des hémorragies bizarres qui guérissent miraculeusement le lendemain de son hospitalisation dans la métropole. Elle dit que son ami, un jeune issu de l’immigration, exige des rencontres dans les lieux publics. Bien qu’il se dise amoureux d’elle, il ne pourra pas l’épouser si elle ne met pas le voile.

Hakima nous a été adressée par son médecin traitant qui « en a marre de l’interventionnisme sauvage des parents dans le traitement d’Hakima ». Il est inquiet d’entendre constamment la patiente parler de Dieu, des djinns et de son destin à lui s’il ne se convertit pas à l’islam. Le médecin s’interroge également sur la persistance des hallucinations auditives malgré des doses importantes de neuroleptiques.

Pendant les entretiens avec la famille, les parents confirment effectivement leur athéisme et disent que les voix entendues par Hakima viennent de son imagination. C’est la première fois que chacun évoque son histoire. C’est la première fois que la famille se rencontre dans un lieu de thérapie transculturelle. La mère évoque le suicide de sa sœur et celui de sa tante. Elle parle de la dureté de son père et des conflits qui ont fait qu’elle parte de la maison avant sa rencontre avec monsieur Bouzikri à la cité universitaire. C’est d’ailleurs au même endroit qu’Hakima rencontre son futur mari.

Nous avons travaillé l’importance des éléments religieux apportés par la patiente pour lui permettre effectivement d’en bénéficier. Les parents qui annulaient systématiquement tout ce qui est religieux ont des difficultés à penser leur fille. Ils ne cessent d’amener la patiente d’un professeur de psychiatrie à l’autre. Hakima a dû voir onze psychiatres différents. Ce fut un véritable combat pour séparer l’espace thérapeutique de l’espace familial. C’est comme si la guérison d’Hakima représentait un risque pour le couple et pour la famille. La production du matériel culturel nous a amenés à proposer une consultation transculturelle pour toute la famille. La proposition reste en attente et la famille appréhende la rencontre du groupe. La prise en charge individuelle continue pour aider cette patiente à fabriquer une subjectivité et, pour reprendre ce que disait Benslama, une sursubjectivité qui lui permettrait de transformer sa souffrance en malheur banal. Mais la patiente revient, et elle exige une réunion familiale, sinon elle se tue. Cette menace de suicide a fait que la famille s’est réunie et les parents lui ont avoué qu’ils ne sont pas aussi athées que cela, mais croyants à leur façon. Grâce à cette révélation, les voix qu’elle entendait cessent du jour au lendemain, pour laisser émerger une dépression larvée traitée par son médecin.

C’est comme si la patiente ne s’autorisait pas à déprimer à cause de ce qu’elle pense comme menace qui pesait sur ses parents : la double rupture transgénérationnelle par la renonciation à l’identité religieuse. Si cette rupture est rendue possible dans la religion chrétienne, elle fait l’objet de transmission dans l’islam même si le père n’y adhère pas. En effet, un père de culture musulmane ne transmet pas sa règle mais la Règle communautaire portée par le groupe.

Ainsi, la religiosité, dans la plupart des cultures traditionnelles représentées dans la migration, est une entreprise des femmes dispensée par les hommes. Les mères et les grands-mères demeurent des gardiennes des traditions et garantissent, pour ainsi dire, la continuité et, en même temps, la modification des groupes. Les hommes, en fait, n’accèdent à la parentalité que par institution ou par désignation. D’où, probablement, la souffrance et la difficulté qu’éprouvent les enfants des couples mixtes, non seulement dans la construction de leur identité à l’adolescence, mais également dans un nouveau départ possible à travers le métissage et la construction de nouvelles alliances dans l’exil. Il en résulte que tout métissage non étayé par un « nous » fait porter au couple un risque transculturel. On comprend alors le refus de certaines sociétés, cultures et communautés de se donner aux métissages. On comprend également les résistances des autres groupes à donner leurs filles aux ressortissants d’autres groupes sans conditions. Si le métissage s’élabore à travers la rencontre de deux éléments, deux cultures ou deux niveaux dans la même culture, il ne peut épargner le risque transculturel sans un troisième niveau. Ce troisième niveau n’est rien d’autre que le propre d’un « nous » qui porte les individualités. Ainsi, le « nous thérapeutique » est un nous par défaut qui permet à ces populations migrantes de pouvoir se métisser dans l’exil.

Pour conclure, l’identité, qu’elle soit un processus ou un mouvement psychique, conquête individuelle ou héritage, est ancrée dans le corps de l’individu. Cette inscription appelle les mots qui la signifient avant d’appeler le « nous » qui lui offre un contenu et lui fixe le sens. À défaut, l’errance, la souffrance identitaire et le risque psychopathologique guettent le sujet.

Discussion

Corinne Daubigny : Pouvez-vous nous expliquer les deux niveaux de l’identité ?

Isam Idris : René Bastide parlait d’un niveau de culture particulière auquel correspond une identité particulière. Il parle d’un niveau d’une culture générale dans laquelle est puisée l’identité générale. Cette identité générale ne peut pas porter le sujet s’il n’a pas été étayé par l’identité particulière. Prenons, par exemple, un Français. En plus de son identité française comme identité nationale, il peut être breton, limousin, ou corse, etc. Si on est resté dans la francité telle qu’elle est définie géopolitiquement, on trouve les deux niveaux dont parlait Bastide. Mais avec la migration, on doit introduire un troisième niveau, propre à un « nous » ethnique, tribal, etc., indisponible dans l’exil. Le groupe de la consultation fonctionnerait comme un « nous » par défaut qui permet à ces populations migrantes de se penser avant de pouvoir se métisser dans l’exil. La reconnaissance de l’identité particulière favorisera la conquête et l’inscription dans une nouvelle identité générale.

En tant que thérapeute, cela implique systématiquement deux choses. Un « nous » nécessaire et un « nous » qui ne peut être pensé que comme un cadre thérapeutique groupal. Le cadre transculturel constitue un « nous » qui utilise à bon escient les éléments culturels. Disons les représentations culturelles de l’identité, de la maladie et des soins, comme la nomination dont parlait Kouakou Kouassi. Mais une projection est possible dans ce troisième niveau où le sujet pourrait, à la limite, sélectionner les éléments de sa reconstruction avec un groupe, un cadre qui lui permet cette reconstruction dans un nouveau départ pour éviter les « risques transculturels » ou la psychopathologie.

Corinne Daubigny : J’essaie de préciser les choses. Ce qu’on n’a pas dit, c’est comment fonctionne une consultation avec un groupe de thérapeutes. On le définit souvent comme un cadre métissé dans la mesure où les cothérapeutes sont d’origines culturelles différentes et donc peuvent associer différemment. Ce « nous » des thérapeutes constitue un cadre métissé. Et c’est cela qui sert de tiers dans un processus qui pourrait permettre ce que Fethi Benslama nomme transsubjectivation.

Isam Idris : Je préfère parler de « possibilité » pour qu’il y ait métissage, à mon avis, à plusieurs niveaux : métissage confessionnel, métissage ethnique, métissage des êtres… Parce que tout être humain est un métis. Si on n’est pas métissé, on n’est pas un être humain. À partir de là, on rejoint les cultures traditionnelles qui définissent ces êtres comme les djinns, les divinités, les fétiches, etc., qui ne sont pas des humains parce qu’ils ne sont pas métissés. Ainsi, le métissage comme un phénomène existentiel, comme un phénomène auquel on est plus ou moins contraint par le déplacement, la migration, la transhumance de la postmodernité, implique qu’on est au clair au sujet de l’identité particulière. Mais, dans la souffrance identitaire, le métissage reste une reproduction de la souffrance. Cette possibilité qu’offre un cadre groupal permet au sujet, justement, de pouvoir repérer, sélectionner, s’identifier tout en se construisant, sans revenir à une époque où les militaires génocidaient les Indiens d’Amérique que les prêtres tentaient de protéger par la foi. Je vois la cause de la cruauté dans le monde actuel dans le non-respect des identités particulières par des États qui imposent identités et métissages générateurs de souffrance.

Monique Selz : La question du métissage concerne-t-elle tout le monde ou seulement les migrants ? Cela me donne envie de revenir sur le titre du colloque, « Identités et appartenances ». Au fond, la question de l’identité nous est posée effectivement par la pathologie des migrants, mais prioritairement et d’une façon plus flagrante. Mais comment peut-on penser la question de l’identité ? Dans nos discussions, on en était arrivés à dire que l’identité est un processus, un mouvement. Nous, en tant que cliniciens, on a affaire à des arrêts de ce mouvement. On peut dire que les symptômes sont les fixations de ce mouvement de transformation et de mise en place de l’identité. Ce mouvement, au fond, est la mise en place de l’hétérogène, de la multiplicité. Ce qui me semble intéressant, dans les interventions d’Isam Idris et de Kouassi Kouakou, c’est qu’au fond, les migrants à travers leurs pathologies nous adressent un moyen de pouvoir penser cette question d’identité dans sa complexité.

Corinne Daubigny : Dans le deuxième cas qu’Isam Idris a évoqué, deux parents se mettent en situation de rupture, de transgression des cadres culturels de l’un et de l’autre. Finalement, peut-être, l’origine du dysfonctionnement est que cette transgression n’est pas assumée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas pensée. Elle est vécue comme rupture. Après, quand ils rétablissent quelque chose de ce qu’ils ont perdu-pas perdu, l’enfant peut resubjectiver le parcours de ses parents et donc le sien. C’était donc bien un arrêt du sens ?

Isam Idris : Oui, c’est une rupture non assumée, non pensée. Le père est issu d’une culture à filiation patriarcale dans laquelle le père, en fait, ne transmet pas sa règle. Il transmet la règle communautaire, celle du « nous », même si lui ne s’y conforme pas. Il a le droit de ne pas se conformer à la règle mais a le devoir de la transmettre. Que la génération d’après se l’approprie ou pas, il transmet cette dette qui lui a été transmise. Mais le choix qui est fait n’est pas assumé. Le couple n’étant pas un « nous », il ne s’est pas appuyé sur un autre « nous » qui permet justement de garantir la transmission de l’identité particulière. Les enfants sont livrés au chaos, cherchent à s’attacher, à appartenir à une filiation dont l’accès, que sont les parents, est bouché. D’où la recherche souffrante, délirante, qui s’exprime dans le corps des trois filles. Ainsi, la première cherche l’extrême et la deuxième succombe sous le coup de la dissociation schizophrénique. La troisième souffre de cette symptomatologie bizarre, ce sang qui l’envahit, qui sort de son corps à chaque fois qu’elle se trouve dans un ville nouvelle, New York, Le Caire, Oslo, où elle est confrontée à l’altérité, à un « nous » particulier… Quelque part, c’est le prix que paie l’enfant dans la mesure où le choix des parents est un choix qui n’en est pas un. C’est un choix non assumé. En effet, laisser l’enfant choisir, c’est une manière de le rendre fou.

Voix féminine : Comment pourrait-on penser ces questions culturelles en rapport avec les questions du mouvement, de la séparation ?

Isam Idris : Je pense qu’il reste une possibilité. Je fais une proposition. Il faut réinvestir les grands-mères, donc introduire une troisième génération. Je crois que c’est une solution, peut-être illusoire, provisoire. Mais si on reste enfermé dans une seule génération, qu’on soit thérapeute ou qu’on soit patient, coupé de ces trois niveaux, on va souffrir. Effectivement, on va souffrir entre nous et avec nos patients. Mais, pour souffrir moins, partageons la souffrance en introduisant du tiers.

Guy Dana : Ce que tu viens de dire est vraiment très important. Et on a la difficulté de penser ce concept d’identité dont Freud n’avait jamais parlé. Ce n’est pas un concept analytique parce qu’on sait bien que, comme l’a très bien dit Monique Selz, l’identité est d’abord un mouvement psychique. On connaît la formule de Lacan qui, lui, à sa façon, en a dit un mot : « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Et cette notion de mouvement fait que nous sommes toujours arrêtés par un signifiant ultime. Mais ce qu’a dit Isam Idris concerne, je crois, le problème de la dette. Cela n’a rien à voir avec la migration. À la limite, ça concerne tout le monde. Ces parents-là se sont constitués comme premiers de quelque chose, d’une sorte d’athéisme fondateur, sans expliquer leur position et sans se mettre eux-mêmes à la question de la dette. Tout parent qui se met dans cette position-là va forcément créer des dégâts.

En fait, cela dit quoi ? Cela dit que nous avons à transmettre. Les humains transmettent quelque chose de ce qu’ils ont reçu. En transmettant, ils acceptent, en fin de compte, de se mettre dans une problématique de la dette. C’est ça que l’enfant entend. S’il ne l’entend pas, s’il y a du secret là-dessus, oui, il y aura des dégâts.

Corinne Daubigny : Cela rencontre donc la question de la castration.

Guy Dana : Tout à fait ! Mais ça, c’est quelque chose d’universel et qui ne passe plus, du coup, par le particularisme. Sans doute faut-il réaménager quelque chose de l’écoute. Peut-être que certains parents ne peuvent pas parler autrement tant qu’on ne réveille pas les conditions de la parole chez eux, et peut-être que les consultations dites ethnopsychiatriques font cet effet d’un éveil de la parole au nom du sujet. Mais il ne suffit pas que ce soit un savoir externe. Il faut que ça soit un savoir que le sujet produit lui-même. L’embêtant de la consultation ethnopsychiatrique, c’est qu’elle produit un savoir externe au sujet. Et, du coup, on a l’impression que c’est totalement magique.

Corinne Daubigny : Cela a pu arriver. Il y a des erreurs partout. Il y a des interprétations sauvages aussi dans des cures analytiques. Ce n’est pas de la psychanalyse. La question du métissage culturel, qui est autre chose que le métissage biologique, est celle de la rencontre de deux systèmes symboliques avec des interdits et des mécanismes de défense convenus.

Isam Idris : Il y a quelque chose que je n’ai pas dit tout à l’heure. J’entends bien les réponses thérapeutiques, qu’on soit analyste, psychiatre, psychologue ou autre. Mais il ne faut pas oublier que parfois, dans des traumas extrêmes ou dans des horreurs innommables, des personnes vont éventuellement proposer des solutions. Benslama parlait des viols des Musulmanes par des Serbes pendant cette période noire de la guerre en Bosnie. Comment a-t-on résolu ça ? La solution n’est pas venue des psys mais d’une instance très importante : le mufti de la Bosnie qui s’adressa directement, à travers les médias, à ces jeunes filles ou à ces femmes engrossées par l’autre, par l’ennemi : « Vous avez le droit de transgresser l’interdit – l’ivg est interdit dans l’islam. Je vous autorise, au nom de la loi. Vous avez le choix de vous libérer de ces grossesses et sans culpabilité. Mais ce sera encore mieux si vous gardez ces enfants-là pour les élever à la musulmane et leur donner le nom de Jésus (Issa). » Ce sont donc des solutions qui partent d’une relecture, d’une interprétation des textes fondamentaux et des mythes. En effet, dans l’islam, Jésus est identifié à sa mère. Son père, c’est le Verbe. À partir du moment où on l’appelle Jésus, l’enfant est un petit prophète qui a forcément un message pour l’humanité. Dans ce sens, il n’est pas confronté à la question de ses origines parce que le sens de sa naissance l’a précédée.

Corinne Daubigny : À propos des tiers, je pense au dernier livre de Marie-Rose Moro, Enfants d’ici venus d’ailleurs, où l’on voit comment le fait qu’une femme puisse, dans des conditions de détresse extrême, parler dans sa langue lui permet de garder un enfant issu d’un viol. Je crois qu’on comprend en le lisant ce que les thérapeutes font et qui ne se résume pas du tout à l’assignation culturelle. C’est beaucoup plus complexe. Mais cela suppose une chose purement analytique : mettre en place un dispositif qui permet à cette femme de parler de son histoire, des traumas, et de réactiver l’image de sa mère décédée et de s’y appuyer effectivement pour pouvoir vivre ce maternage qui pourrait paraître a priori impossible.

Voix masculine : J’ai été très touché par ce que vous avez présenté cliniquement. Cela me rappelle beaucoup de mes patients. L’appel à la troisième génération est tout à fait intéressant. C’est vrai qu’il faut introduire les grands-mères. Mais le problème, c’est qu’elles ne veulent pas. Avec la modernité, c’est le problème du narcissisme. Je crois qu’il y a un acharnement narcissique qui fait que le sujet est seul. On le voit, les grands-mères sont absolument indispensables.

Thierry Florentin : J’ai été sensible aux très beaux exposés d’Isam et de Kouakou, et je voudrais vous faire part de ma propre expérience. J’ai eu la chance, sept années durant, d’assurer la supervision clinique d’une équipe d’aemo, Action éducative en milieu ouvert, dépendant de l’ose, l’Œuvre de secours aux enfants. Cette équipe était composée de travailleurs sociaux et d’éducateurs absolument épatants, et j’ai bien plus appris d’eux qu’ils n’ont pu apprendre de moi. Principalement sectorisée à l’époque sur le quartier dit du bas-Belleville, cette équipe avait en charge de nombreuses familles juives, originaires principalement de Tunisie, et dans une moindre mesure du Maroc. Il faut comprendre qu’il s’agissait de familles très décalées, et très démunies, tant sur le plan matériel que psychique. Certaines familles, par exemple, n’avaient jamais pu traverser le boulevard de Belleville, au-delà duquel démarrait déjà l’étrange, l’étranger. Certains même étaient venus en débarquant directement, avec leurs valises, et avec l’adresse de l’ose griffonnée sur un bout de papier.

Nous avions constaté – puisque nous avions les familles sur trois, parfois quatre générations – le glissement des prénoms selon les générations. Il y avait les grands-parents, nés disons dans les années 1920 ou 1930, en tout cas avant la Seconde Guerre mondiale. Ceux-là portaient des prénoms bibliques, hébraïques, Éphraïm, Moïse, ou carrément des prénoms français de l’époque, Gaston, Émile, Marthe, etc. Car c’était les prénoms de l’émancipateur, ou de l’instituteur de l’Alliance israélite, par exemple.

Puis la génération des parents, nés dans l’après-guerre, qui portaient souvent des prénoms plutôt américains ; c’est la génération des Maryline, par exemple, parfois francisés, Jacques, etc., car c’était les prénoms du libérateur. Il faut savoir que la Tunisie a été six mois sous la botte allemande et que les juifs, qui avaient commencé à être rassemblés dans un camp de travail à Bizerte, ont été sauvés de la déportation par le débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942.

Puis la génération des enfants qui posaient problème, et là, on avait toute la série des prénoms de série de télévision américaine ou brésilienne, qu’Isam et Kouakou ont très bien décrits.

Il y aurait là toute une clinique de la psychopathie et de la psychose de l’enfant à écrire, parce que ce n’est pas du tout, mais pas du tout la même chose, pour le signifiant-maître, le S1, de s’enraciner autour d’un prénom formé par des phonèmes vocalisés dans les psalmodies pénétrant par les ouvertures de la maison en provenance de la maison de prières, ou d’être cherché/trouvé plus tard, avec jubilation, dans l’apprentissage de la lecture des lettres carrées, ou lorsque le prénom, comme l’a dit un intervenant tout à l’heure dans la salle, est le calque d’un nasillement mécanique provenant d’un tube cathodique resté oublié et allumé pendant le coït de la mère dans la pièce d’à côté avec un père de passage.

Alors, naturellement, lorsque l’on dit avec Lacan que l’inconscient, c’est le social, il y a tout de même un petit peu de souci à se faire sur l’avenir de l’humanité…

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